"Songe à la douceur"

Songe à la douceur
Clémentine Beauvais, 
éd. Sarbacane, dès 15 ans.


J'imagine aisément la tête que fit l'éditeur lorsque la fraîche et belle comme un coeur Clémentine Beauvais laissa sortir de ses lèvres la proposition allèchante suivante: "Je vais adapter Eugène Oneguine, tu sais le roman russe terriblement romantico-dramatique du XIXème siècle et pour rendre hommage aux tétramètres iambiques d'Alexandre Pouchkine, je vais l'écrire en vers libres"... Tout éditeur normalement constitué aurait dit "Euhhh, oui... mais non!" et bien pas celui-ci! Celui-ci se hazarda témérairement à dire "Oui" à l'auteure! Peut-être était-il encore tourneboulé par le succès retentissant des Petites Reines, le roman aux cinq prix littéraires? Qui sait? En tout cas, grand bien lui fit car me voici tombée en amour pour un roman d'amour où l'amour se cache, se nie, s'effleure, s'imagine, se rate, se manque, se retrouve, s'éprouve et se perd... ou non. 
L'histoire adaptée librement, se passe aujourd'hui à l'heure où l'on s'écrit avec les pouces et où la plume d'oie est tomblée dans l'oubli. Clémentine utilise un style en coq à l'âne: la narratrice raconte puis le personnage parle et pense pendant le discours de cette dernière, comme dans la scène du marché aux bestiaux dans Madame Bovary où deux univers se téléscopent, et ce désordre se marque dans la mise en page où les mots semblent trébucher, sauter des espaces, se perdre. Le style peut se faire aussi cinématograhique avec des arrêts sur image et des voix off (un petit air d'Amélie Poulain), des fondus au noir. L'auteure se pose en observatrice, en spectatrice de la vie de ses personnages, elle s'adresse au lecteur, crée une complicité avec lui. Son style colle côte à côte le théâtrale, le romanesque, le poétique, les envolées lyriques, le langage courant et le trivial qui inattendu, étonne, charme, donne un rythme unique. L'alexandrin côtoie l'humour, le vers se fait Apollinaire comme lors de ce passage succulent où la vie de Tatiana bascule à cause d'une fine ligne de poils bruns!

À force de nous raconter, à nous seuls, son Eugène et sa Tatiana, on finit par devenir intime avec l'auteur, on finit par se tutoyer. Quant à ses personnages, elle finit par leur parler, s'adresser directement à eux. Elle prend également soin de nous, son lecteur, nous prévient d'un flash back, nous emmène par la main. Puis, l'auteure passe de témoin de ses personnages à présente au moment du drame, avec des "je l'aime beaucoup à ce moment-là" ou des "c'est comme ça que je me souviens de lui". L'auteure devient personnage elle-même. 
On arrive alors à un interrogatoire auteur-personnage, Clémentine Beauvais prend directement à parti Eugène et le roman se fait pièce de théâtre à deux voix., et elle nous implique dans ce dialogue, nous oblige à être témoin: "Je n'insinue rien. Je te demande de nous expliquer", lui dit-t-elle. Puis plus loin, "Il a les yeux baissés. Je vais le laisser tranquille". Plus on avance, plus les limites entre auteur, lecteur, personnages se brouillent, entre fictif et réalité se diluent. Il m'est arrivé de penser "Ha, purée, en fait elle le connaissait vraiment!" avant de me rappeler à l'ordre "Florence, on te perd!! C'est un roman, tu te rappelles, auteur, personnage, lecteur... tout ça!". 
Tout au long du roman des écrivains sont venus me susurrer à l'oreille, Racine, Flaubert, Apollinaire, Boris Vian, Rimbaud... mais pas que, des scénaristes de films aussi et des paroliers, des compositeurs. Comme si Clémentine Beauvais avait réussi l'exploit d'écrire un roman qui renfermerait toutes les littératures en une. Non, tous les arts en un!